Du contrat Social : le pacte social - 1) Les données du problème

Modifié par Estelledurand

Par nature, l'humanité est libre ; mais en société les individus sont soumis à la domination, au despotisme qui dégrade autant les sujets que leurs maîtres. Il faut chercher donc ce qui peut fonder la légitimité de l'État, c'est-à-dire un ordre civil où les êtres humains vivent en société sous des lois. Encore faut-il écarter les fausses pistes :

  • la société n'est pas un fait naturel comme peut l'être la famille, car l'obéissance aux parents se dissout dès que la dépendance des enfants cesse ;
  • il n'y a pas de pasteur d'hommes dont la nature serait supérieure à leur troupeau humain, mais des effets de domination qui voudraient de façon trompeuse faire passer la force pour du droit, comme dans l'esclavage ; Si l'institution d'un État et de lois ne résultent pas de la nature, ils proviennent d'une convention, c'est-à-dire d'une volonté sur laquelle des individus en société tombent d'accord.

Mais comment des individus, indépendants les uns les autres par nature, peuvent-ils tomber d'accord pour former des conventions communes ?


Extrait 1 : 

Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être.

Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.

Cette somme de forces ne peut naitre que du concours de plusieurs : mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes.

"Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ?" Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat Social, Livre I, (1762), Classiques Garnier, Paris, 1989.


Questions : 

1. "Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être."

a) Quand on dit "Je suppose" est-ce que l'on énonce un fait du passé ?

b) La reconstitution de "l'état de nature" est-elle celle de faits et d'événements historiques, ou bien celle d'une hypothèse intellectuelle, une fiction qui permet de raisonner sur l'explication des faits observables ,

c) Pourquoi ne faut-il pas confondre une hypothèse avec des faits ? 

d) Soyez attentif au vocabulaire mobilisé par le raisonnement : "obstacles", "conservation", "résistance", "forces", "se maintenir dans cet état".

  • S'agit-il du vocabulaire de la science historique, ou bien de celui d'une autre science, et laquelle ?
  • Pourquoi se tourner vers un tel vocabulaire pour raisonner sur la nature, sur l'état de nature de l'être humain, quand celui-ci n'est qu'une force brute qui ne peut développer de récit sur lui-même ?

d) Pourriez-vous imaginer une situation concrète correspondant à ce qui est décrit ici abstraitement ? Quel type d'obstacle ou de catastrophe naturelle pourrait ainsi menacer de disparition des individus jusqu'ici éparpillés ?

e) Quel est le rapport de forces contradictoires qui rend inévitable la sortie de chaque individu hors d'un état jusqu'ici stable où il pouvait se suffire à lui-même, dans un équilibre avec lui-même et son environnement ?

f) Pourquoi la menace pour chaque individu de disparaître peut-elle paradoxalement déboucher sur un progrès, en amenant à la fois à se changer soi-même et à changer son environnement ?


2. "Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert."

a) "L'union fait la force" : en quoi cette formule pourrait-elle résumer cette partie du raisonnement sur la sortie de l'état primitif ?

b) Quelles difficultés une telle union soulève-t-elle si l'on suppose que les individus vivaient jusqu'ici isolés les uns des autres, au point de ne même pas avoir développé de langage commun pour s'entendre ?

c) Comment peut-on aménager les suppositions sur l'état de nature pour surmonter ces difficultés théoriques ?

d) Comparez une telle reconstitution de la sortie de l'humanité hors de l'état de nature avec celle du mythe de Prométhée, dans le Protagoras de Platon, où les êtres humains ne peuvent trouver de moyens de survie que par l'acquisition des techniques et du feu, mais une fois qu'ils se regroupent, ne peuvent s'empêcher de se nuire les uns aux autres : cela changerait-il les données du problème telles qu'elles sont ici posées, "les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent" ?


3. Le premier problème originel, celui de la conservation du genre humain par la sortie hors de son état primitif, en raison des obstacles qu'il rencontre dans la nature, débouche sur un deuxième problème fondamental : "Cette somme de forces ne peut naitre que du concours de plusieurs : mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes. "Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ?" Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution."

a) Pourquoi passe-t-on ici d'un problème qui peut se formuler en termes d'origine temporelle, d'explication d'un déroulement - même si l'on a affaire à une reconstitution hypothétique, et non pas à des faits historiques - à un problème qui peut se formuler en termes de fondement, c'est-à-dire qui engage des justifications légitimes, des valeurs auxquelles on est attaché ?

b) Quelles sont ces deux valeurs, qui sont aussi des facteurs, par lesquelles la nature de l'être humain se définit  ?

c) Analysez la formulation du "problème fondamental", pour retrouver tous les éléments du raisonnement jusqu'ici mené, et imaginez des formes d'association qui ne permettraient pas la solution de ce problème, en amenant le sacrifice de l'un ou l'autre des facteurs dont il s'agit d'assurer la combinaison cohérente.

d) Pourquoi apparaît-il fondamentalement difficile de s'unir à tous en n'obéissant qu'à soi-même : est-ce seulement le problème d'une humanité primitive, en proie à une catastrophe naturelle originelle qui la menace d'extinction, ou bien est-ce un problème qu'on peut retrouver à d'autres époques, et peut-être même la nôtre ? Justifiez votre réponse.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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